Pre Sihem Amer-Yahia est une informaticienne algérienne née en 1972. Elle est actuellement directrice de recherche au CNRS. Ses recherches se focalisent sur l’informatique sociale qui consiste à développer des algorithmes et à étudier leur impact sur l’individu et la société de manière globale.
En 1999, docteure Amer-Yahia soutient sa thèse en informatique à l’INRIA (Institut national de recherche en informatique et en automatique) en France après l’obtention d’un diplôme d’ingénieur à l’ESI (École nationale supérieure d’informatique – anciennement l’INI) à Alger, et d’un master universitaire des sciences en informatique à Paris Dauphine. Elle travaille par la suite pendant une quinzaine d’années en recherche informatique industrielle chez AT&T Labs aux États-Unis, Yahoo! Research aux États-Unis et en Espagne et le QCRI au Qatar avant d’arriver au CNRS à Grenoble en 2012. Elle y reçoit, en 2020, la médaille d'argent du CNRS.
Sihem pourrait-elle nous raconter son parcours, quel type d’élève était-elle ? « J’étais une étudiante timide et travailleuse. Au lycée, j’ai fait beaucoup de mathématiques et j’adorais cela, mais j’étais également passionnée par la danse et je faisais partie du Ballet national algérien. Là, pour la première fois, il m’a fallu faire un choix et, à mon âge, j’avais naturellement envie de danser ! Face à ce dilemme, j’ai beaucoup discuté avec mes parents : j’étais d’une part une très bonne élève en mathématiques et j’avais un professeur que j’adorais et qui m’inspirait, et d’autre part, j’aimais beaucoup danser. Le contexte de l’époque m’a aidé à trancher : c’était le début des années 1990 en Algérie et la perspective de la danse n’était pas particulièrement florissante. J’ai donc, une pointe de tristesse dans le cœur, poursuivi mes études. » Une touche de mélancolie se dépose dans le regard de Sihem. Elle se ressaisit vite : « Je suis quand même contente d’avoir fait les choix que j’ai faits ! »
« Ça va ! » répliquais-je, souriante. Elle sourit à son tour puis reprend : « Ce professeur de mathématiques en qui j’avais entière confiance m’a dit un jour : “L’informatique, je pense que ça te plairait bien !” C’est ainsi que j’ai rejoint l’ESI à Alger et, en effet, je m’y suis beaucoup plu. Mais pendant mes cinq années d’études, je n’avais pas d’ordinateur. J’ai donc très peu manipulé la machine. En réalité, elle ne m’a pas manqué. Je n’aimais pas la machine, elle me faisait peur et je la trouvais impersonnelle. En revanche, j’ai énormément apprécié les algorithmes, j’ai adoré prendre et utiliser les mathématiques pour raisonner. J’ai aussi été très rassurée par l’aspect déterministe des algorithmes, injecter des données en entrée d’un algorithme et toujours obtenir le même résultat me rassurait ! J’ai quand même découvert plus tard l’existence d’algorithmes non déterministes, mais j’étais un peu plus prête ! Au bout de cinq ans, j’ai obtenu mon ingéniorat avec l’idée d’aller travailler à Sonelgaz où j’avais effectué mon stage de fin d’études, encadrée par une dame d’une grande bienveillance. Mais cette année-là, le gouvernement algérien a organisé un concours pour l’obtention de bourses d’études à l’étranger. J’ai été sélectionnée ainsi que quelques élèves de mon école et d’autres universités à passer ce concours. Je l’ai fait, j’ai juste continué, poursuit Sihem pensive, comme d’habitude, en bonne élève, je me suis appliquée. Je me souviens du jour où je suis allée avec mon père à l’École polytechnique d’El Harrach pour obtenir mes résultats, j’étais presqu’en panique en lisant mon nom sur la liste des lauréats. Je regardais mon père, la liste accrochée sur la grille et je réalisais petit à petit le chamboulement de vie que ce succès impliquait. Cet espoir de réussir à cet examen, comme j’avais réussi à mes examens d’avant, s’est transformé en un grand effroi.
Sihem a dû faire des choix fondamentaux dans sa vie et était jeune au moment de prendre certaines décisions, quel rôle a joué son entourage ? « Mes parents ont tous les deux fait des études pendant la colonisation française, et ces études, ils les ont sacralisées : c’est ce qui leur a permis d’être libres. Mon grand-père maternel, chauffeur de taxi, tenait fermement à l’éducation de ses filles et amenait chacune d’elle à l’école. Ses garçons, pour des raisons économiques, avaient dû travailler très tôt. C’était pour lui le seul moyen de donner les clefs de l’indépendance à ses filles. Pour mon père qui a grandi en Kabylie, les études représentaient le moyen de sortir de l’asservissement. De sa part, j’ai toujours entendu : “Les études, il faut aller jusqu’au bout, jusqu’à ce que l’on ne puisse plus en faire !” » Je rigole : « Tu as bien suivi son conseil ! » « Le milieu est extrêmement important, reprend Sihem. Nous avons tous besoin tout au long de notre vie de modèles, de gens qui nous guident, sous différentes formes. »
Sihem arrive en France avec tellement de retard qu’elle passe ses jours et ses nuits à travailler. Constatant son handicap, de bienveillants étudiants de sa promotion s’organisent pour qu’elle récupère les copies de cours. « Je n’avais pas le choix, je devais travailler, beaucoup travailler, d’autant plus que ma bourse était conditionnée par la réussite de mon premier examen ! » Elle marque un silence puis poursuit. « Mais le travail ne me fait pas peur, il me permet au contraire d’être dans une bulle où je me sens bien… Pour l’anecdote, mon acharnement au travail était tel que, pendant des mois, j’ai effectué le trajet entre la Cité Universitaire et Paris Dauphine en métro sans jamais réaliser les lieux que je parcourais : il a fallu une grève des transports en commun au bout de cinq mois, pour que je sois obligée de m’arrêter à la station Charles de Gaulle Étoile, de marcher sur le boulevard Victor Hugo et de réaliser combien mon université était proche de l’Arc de Triomphe que je n’avais jamais vu ! »
Son envie de réussir, a-t-elle été aussi portée par une peur de décevoir ? Sihem sourit : « Je me souviendrais toujours de la première fois où, toute petite, j’ai annoncé à mon père que j’avais obtenu 20/20 dans un examen, sa mémorable réponse fut : “Es-tu la seule ?” Cette peur de décevoir, je l’ai certainement totalement internalisée. »
Qu’en est-il de la visibilité ? Jeune, Dre Amer-Yahia savait-elle quel objectif atteindre vingt ans plus tard ? « Non, et je ne veux absolument pas entretenir cette illusion de cible à long terme. Pas même aujourd’hui. J’ai une approche très organique et très intuitive vis-à-vis de tout ce que je fais. Je suis vraiment à la poursuite de ce qui me porte, mon ressenti a été capital tout au long de ma carrière. Si je dois rétrospectivement repenser à mes choix, il est indéniable que les aspects rencontres et opportunités ont été primordiaux. La chance ne se planifie pas, mais à nous de la nourrir. » Sihem semble replonger dans un souvenir agréable qu’elle partage : « On m’avait dit quelque chose très tôt, pendant mon stage de master à l’INRIA, et qui m’avait marquée. Des chercheurs et moi parlions des valeurs de l’intelligence, du travail, de la combinaison des deux lorsque l’un d’eux lança : “C’est fou, plus je travaille, plus j’ai de la chance !” » Nous sourions. « Il ne suffit pas de comprendre, d’être intelligent, poursuit-elle, il faut travailler. En recherche en particulier, on peut comprendre des idées, des concepts, mais si on ne lit pas attentivement ce que font les autres, on n’y arrive pas. Et lire attentivement, comprendre ce que font les autres implique beaucoup de travail. En recherche, on ne peut pas parcourir une lecture comme on survolerait un article dans le journal. Il faut absorber le sens de ce qu’on lit. Et plus nous travaillons, plus les opportunités naissent. C’est évident ! »
Sihem évoque souvent les rencontres faites tout au long de sa carrière. Que pense-t-elle du rôle du networking dans une carrière professionnelle ? « Je n’ai jamais activement appris ce soft skill ; cependant, je suis très sensible aux gens et il y a un certain nombre de valeurs humaines qui font que je suis attirée par certaines personnes ou que certaines personnes sont attirées par moi. En tous cas, je suis certainement en quête de ces valeurs-là chez mes collaborateurs. Pourquoi ? Parce qu’en recherche, il y a très peu de contraintes sur la façon de travailler et tout est basé sur une espèce de contrat moral, de confiance, d’engagement personnel et de temps. Il faut donc arriver à trouver des partenaires de travail avec lesquels on est complémentaires. »
Nous sommes en fin de master et là se décide un nouveau choix de carrière pour la directrice de recherche au CNRS. Comment cela s’est-il passé ? « À l’INRIA, lieu qui m’a beaucoup marquée, entourée de gens aussi bienveillants que brillants, j’ai réellement découvert le monde de la recherche. Depuis le 16ème arrondissement de Paris où j’effectuais mon master à Dauphine, je suis arrivée dans un endroit où il faisait très chaud, où des chercheurs pieds-nus ou en tongs me faisaient de géniales démonstrations sur de gros ordinateurs, j’ai ressenti une liberté académique nouvelle et le sentiment que tout s’entrechoquait. » Je demande à Sihem : « Était-ce là que ta volonté de faire de la recherche est devenue claire ? » « Ce qui était clair est que j’avais envie de liberté ! »
Quel rapport à Sihem au doute, se remet-elle souvent en question ? « Oui », répond-elle simplement. J’insiste : « Même aujourd’hui ? » « Oui. Je donne peut-être l’impression d’une personne qui sait où elle va… En réalité, je sais ce que j’ai fait. D’où je viens. Mais beaucoup moins où je vais. Je remets souvent en cause ce que je fais, j’ai un fort syndrome de l’imposteur. Je pense que c’est quelque chose de très naturel dans le monde ultra compétitif où nous vivons et d’inhérent à certains métiers. Je pense qu’il faut entretenir le doute pour mieux faire, apprendre à le dompter, le transformer en un élan positif. Il faut aussi s’accorder de la grâce et accepter l’imperfection. C’est important d’en parler, de savoir que ça n’est pas quelque chose qui est propre aux femmes. Le partager avec les bonnes personnes nous rend plus fort. Demander : “Je suis dans un processus de maitrise de ce doute, auriez-vous un conseil à me donner ?” »
Que dirait la médaillée d’argent du CNRS aux étudiants confrontés à des choix d’orientation et qui ont ce sentiment, parfois honteux, de ne pas savoir ? C’était, si je comprends bien, ton cas, Sihem ? lui demandais-je. « C’est toujours mon cas ! me lance-t-elle humblement avant de poursuivre. La première que j’ai entendue avouer : “Je ne savais pas, comment pouvais-je savoir ?” fut Laura Haas, une scientifique de renommée internationale chez IBM. Ses propos m’avaient beaucoup rassurée. »
Sihem conseille néanmoins aux étudiants de se renseigner car l’information est aujourd’hui présente et accessible à tous. De ne pas hésiter à aller sur les sites des grandes universités et écoles car dans le monde académique, les gens sont très généreux. De lire les biographies des professeurs, les différents programmes, d’aller vers l’information.
« En ce qui me concerne, reprend l’informaticienne, comment devenir une meilleure personne est une question qui me travaille beaucoup. Quand on commence à avoir de la reconnaissance professionnelle, il peut se produire deux choses que je veux éviter : Il y a d’abord, le risque de lâcher prise, se dire qu’on est arrivé. Je ne veux pas, car selon moi, la réussite professionnelle n’est pas une fin en soi. Ensuite, on peut aussi, pris dans son tourbillon de travail, d’attentions et de sollicitations, oublier les autres. Je ne veux pas de ça non plus, car je pense qu’il est primordial de dédier du temps à la transmission, un exercice qui, en plus, est très formateur ! J’apprends beaucoup en encadrant, en faisant face à un étudiant en souffrance et je me dis souvent : “C’est incroyable, je n’y connais rien ! ” On passe toutes ces années à étudier, à travailler et à découvrir, mais parfois, on se retrouve dépourvus d’outils, démunis face à l’autre. La dimension humaine devrait être intégrée dans notre formation. »
Qu’en est-il du “Pay it forward”, quelles actions la directrice de recherche au CNRS considère-t-elle comme efficaces pour rendre la pareille ? « La transmission. Cette action que tu mènes par exemple est belle et n’a pas qu’une valeur ponctuelle. J’aurais aimé quand j’étais jeune, lire comme ça, des parcours. Quand je ne savais pas, que j’ignorais où j’allais, n’ayant aucun contexte, oui, j’aurais aimé… Aussi, accorder un peu de son temps pour rencontrer les étudiants pendant ses passages en Algérie. Moi, l’Algérie, j’y vais, régulièrement car j’ai besoin d’y être. C’est là que je me ressource. Il serait bien d’avoir accès à des plateformes de rencontre avec les étudiants, beaucoup parmi nous seraient heureux de le faire… »
Quels conseils aurait Pre Amer-Yahia à offrir à nos jeunes ? « Travaillez dur, car rien n’arrive sans effort, mais apprenez aussi à prendre du temps pour vous. Ayez des échappatoires. Choisissez bien votre partenaire, qu’il ou elle vous supporte. Ayez des modèles et acceptez de vous faire aider, en industrie ou en recherche, nous avons tous besoin d’un modèle, de quelqu’un de plus expérimenté qui nous fasse confiance et qui nous guide. Allez vers les autres. Tentez. Aux femmes en particulier, je veux dire : ne perdez pas de vue votre horloge biologique car le temps n’attend pas. Les sociétés continuent d’évoluer vers plus de reconnaissance quant à cette différence entre les hommes et les femmes, mais c’est surtout à vous qu’il revient de ne pas négliger votre vie personnelle. Faites les bons choix. Le succès est un tout. »
Finalement, qu’est-ce que la réussite pour Sihem ? Elle sourit. « C’est compliqué ! me lance-t-elle avant de reprendre, réfléchissant à haute voix. La réussite, c’est de savoir s’arrêter par moments dans la vie, reconnaitre ses moments de satisfaction, les apprécier et se demander constamment : où pourrais-je m’améliorer ? D’avoir et de se donner les moyens de mieux faire dans diverses dimensions. Toujours chercher à aller plus loin. Avoir cette possibilité de définir ses opportunités de développement dans la vie et arriver à s’offrir la liberté de les concrétiser, c’est ça la réussite. »
Quelle serait, pour notre informaticienne, la chanson qui rime avec réussite ? Son regard s’éloigne, se perd quelque part. Il revient vers moi dans un grand sourire : « Cheb Mami : « Jamais je n’aurai marre de toi. » Pas forcément destinée à une personne, précise-t-elle, mais à tout ce que l’on fait dans la vie. Il faut s’investir dans ses passions, si fort que l’ennui disparait. Je ne veux pas m’ennuyer, » conclut joliment Sihem.
Je quitte Sihem la poitrine remplie d’air pur et vivifiant. Il y a, certes, sa très belle réussite, mais aussi, et surtout, cette simplicité et ce naturel désemparant. Nous avions entamé nos échanges dans une galerie d’art à contempler la photographie d’un enfant faisant face, seul, à l’infini du Sahara. Nous les poursuivrons ailleurs. Je sais que nous ferons plus de choses ensemble, avec et pour les autres. J’en ai envie. Pour que l’infini fasse moins peur à nos jeunes, pour qu’ils y plongent en toute confiance. Qu’est-ce que l’inspiration si ça n’est cela ?