Yasmine Belkaid est une immunologiste émérite, née en 1968 à Alger. Elle est directrice de recherche du programme Microbiome à l’Institut national des maladies allergiques et infectieuses, NIAID, aux États-Unis, et également professeure associée à l'université de Pennsylvanie
Discrète, avec sa petite robe noire, elle est passée à travers le monde, simple, complètement intègre, et a accompli des choses exceptionnelles, fait des découvertes révolutionnaires, a obtenu deux prix Nobel… Ça vaut le coup de se pencher sur sa trajectoire, me conseille vivement Yasmine. Elle est mon modèle très très lointain, confie-t-elle modestement. »
Je m’empresse de lire et d’apprendre plus sur Marie-Curie, son esprit lumineux, son combat pour exister, pour être, femme, scientifique, mère, brillante, brave et résiliente. L’impact de sa découverte de ce « nouveau type de rayonnement » (avec Pierre, son mari et Henri Becquerel), puis de ses autres découvertes# Yasmine Belkaid, Grandir
Interview du 01/12/2022.
En 1996, Dre. Yasmine Belkaid soutient sa thèse doctorale sur les réponses immunitaires au parasite Leishmania, à l’Institut Pasteur, en France. Elle approfondit ses recherches en post-doctorat au NIAID et rejoint, en 2002, la section d'immunologie moléculaire de l’hôpital pour enfants à Cincinnati, en qualité de maitre-assistante. En 2005, elle retourne au NIAID, au sein du laboratoire des maladies parasitaires, en tant que chercheuse titulaire.
Hormis ses nombreux titres honorifiques, elle est nommée, en 2017, membre de la prestigieuse National Academy of Sciences.
Le soleil a déjà passé le flambeau à la lune quand Yasmine et moi nous retrouvons ce lundi soir. Elle, depuis le Maryland et moi, au Texas.
J’entame une explication sur ce que je souhaite réaliser à travers la rédaction de ces articles. Dre. Belkaid est très réceptive et dégage un doux parfum de bienveillance qui fait du bien. « Avoir un regard obligeant et être là pour donner de l’espoir est très important, me confie-t-elle. Tout au long de ma vie, j’ai eu la chance d’avoir échangé avec des personnes qui passaient par là et qui, au détour d’un chemin, ont fait attention à moi. Ces échanges ont souvent été incroyablement impactants. On peut changer une vie grâce à une discussion, faire éclore des idées, fleurir des rêves si on est là, au bon endroit, au bon moment. Donner un léger coup de pouce, une petite poussée d’énergie, est un geste souvent fécond et je suis heureuse d’y contribuer. »
Dans quel environnement Pre. Belkaid a-t-elle grandit et quel genre d’élève était-elle ? « J’ai eu la chance de grandir au sein d’une famille qui vouait un énorme respect pour l’éducation. Mon père, qui n’avait pourtant pas eu la chance d’aller à l’école, ayant rejoint très jeune les rangs de la Guerre d’indépendance de l’Algérie de l’Algérie, rêvait d’éducation. Assoiffé d’apprendre, il s’est abreuvé toute sa vie en s’instruisant par lui-même et est devenu extrêmement éduqué. Ma mère était française. Elle est arrivée en Algérie au moment de la décolonisation, convaincue que les crimes ayant été commis par la France devaient être réparés. Enseignante de français en France, elle avait la volonté de contribuer à restaurer les dommages de la guerre, notamment ceux liés à l’analphabétisme qui touchait la majeure partie de la population algérienne. C’est dans ce contexte que mes parents se sont rencontrés en Algérie. Ma chance a aussi été d’avoir deux grand-mères extraordinaires : ma grand-mère algérienne, mariée très jeune, prématurément veuve et en charge de ses enfants, n’a jamais eu l’occasion d’aller à l’école mais portait un grand respect pour la connaissance. Ses filles ont d’ailleurs toutes rejoint les rangs de l’université. À ce jour, j’ignore la source de cet instinct qui lui insufflait l’éducation comme moyen de se protéger et de grandir. Mon autre grand-mère, en France, était pharmacienne et m’a initiée aux balbutiements de la recherche pharmaceutique : elle m’apprenait le pouvoir des plantes, le corps humain… J’ai donc été influencée par de nombreuses personnes qui avaient une adoration pour la connaissance et la considéraient comme une valeur fondamentale. S’éduquer signifiait pour elles grandir.
Étudiante, au lycée, j’aimais, mais sans plus. » « Ah bon ? » interrompis-je, surprise. « Oui, j’étais globalement bonne élève, j’adorais certaines choses, comme la biologie, mais je n’étais pas une élève très docile. Passionnée, j’étais complètement investie mais si je n’aimais pas, j’étais assez récalcitrante. Puis, arrivée à l’université, j’ai choisi d’étudier la biologie à Bab Ezzouar et j’ai vite éprouvé l’heureuse sensation d’avoir trouvé ma voie et là, je suis devenue très bonne étudiante. »
Aviez-vous une visibilité claire sur le parcours professionnel que vous vouliez emprunter ou sont-ce les opportunités qui ont forgé votre trajectoire ? « J’adorais la biologie et la recherche, mais pour être parfaitement honnête, je ne savais pas très bien ce que signifiait une carrière en recherche. » L’immunologiste raconte qu’elle ne commence à comprendre réellement le sens du travail dans la recherche que lors de son projet de Master à l’Institut Pasteur d’Alger, mais elle est loin de s’imaginer être capable ou vouloir diriger un laboratoire, un jour. Elle est encore naïve, très jeune et a du mal à se projeter. En revanche, c’est certain, elle adore cela ! À l’époque, elle désire rester en Algérie effectuer sa thèse mais la période est très difficile, c’est le début de la Décennie noire, l’université ferme sporadiquement, elle ne peut plus étudier dans de bonnes conditions et se voit confrontée à la nécessité de partir, à contrecœur. Elle rejoint donc l’Institut Pasteur à Paris et continue à adorer le processus de la recherche. « Non, je ne savais pas vraiment où j’allais, avoue Pre. Belkaid, je savais que je voulais être dans ce milieu, faire de la recherche, mais sans me projeter de façon très claire. Quand j’ai terminé ma thèse, j’ignorais ce que j’allais faire, et puis, une opportunité s’est dessinée aux États-Unis et j’ai décidé de la saisir. En arrivant aux USA, en 1996, j’étais telle une parapentiste s’apprêtant à sauter dans le vide : jeune maman, ne parlant pas l’anglais, n’ayant jamais visité le laboratoire qui m’accueillait, et sans aucune idée de ce que je faisais là. Je me suis quand même élancée de ce versant montagneux, j’ai entamé mon vol libre avec mon planeur ultraléger et à nouveau, j’ai réalisé que j’adorais cela. Ma passion pour la recherche en biologie n’a jamais été remise en question, même si je peinais à comprendre ce que je pouvais faire de cette passion. »
N'avez-vous pas eu de modèle pour vous aider à lever le brouillard de vos questionnements ? « La réalité est qu’étudiante, en doctorat et en post-doctorat, je me trouvais dans un monde dominé par les hommes. Dans la communauté scientifique qui m’entourait, la gent féminine n’était presque pas représentée et dans le département dans lequel je travaillais, tous les chefs de laboratoires étaient des hommes. Je n’avais donc pas de modèle à qui je pouvais facilement m’identifier. »
Une fois son post-doctorat obtenu, alors que tout s’était bien passé, à nouveau, Pre. Belkaid n’est pas certaine de sa trajectoire. Une personne qu’elle rencontre fortuitement lui suggère de postuler à la section d'immunologie moléculaire à l’hôpital pour enfants de Cincinnati. Elle essaie et réussit. C’est vraiment là où elle se rend compte que finalement, elle peut devenir indépendante. Pre. Belkaid insiste : « Je n’ai pas eu cette vision dès le départ, loin de là. La vie m’a portée, j’ai saisi des opportunités sans forcément savoir clairement où j’allais. J’ai suivi une passion et je le fais encore. » Ça se sent, ça se voit et c’est si beau ! répliquai-je.
Tout cela est très rassurant, pensai-je. Pre. Belkaid estime-t-elle donc acceptable de ne pas savoir depuis le départ ? « Absolument, c’est à la fois normal, humain et important. On est tous empreints de doutes et ne pas savoir ce que l’on veut faire nous permet de rester ouverts, de ne pas être fermés dans une trajectoire, ni de seller notre sort ! La vie est trop magique pour décider dès le départ de notre point d’arrivée. Nous ignorons quelles rencontres, quels projets ou quels séminaires changeront notre trajectoire. » La biologiste confie désirer rester ouverte dans son approche de vie. Elle refuse de considérer sa trajectoire figée, elle veut naviguer dans un univers où elle absorbe les choses et évolue avec, sans idée prédéfinie vers où son aventure scientifique la mènera. « Je vois souvent des étudiants qui ont l’illusion d’avoir besoin de cette vision de vie complètement structurée. Je trouve cela dangereux, a fortiori quand on est jeunes. Nous grandissons tous chaque jour et je pense qu’il est primordial de prendre le temps. »
Quel rapport a la chercheuse au doute ? « Le doute est une espèce d’animal qu’il faut apprendre à maitriser. Je rencontre souvent, notamment chez les scientifiques, le doute qui paralyse. S’en dégage une peur de prendre des risques, un recroquevillement préjudiciable. S’il nous submerge, ce doute peut causer notre noyade et complètement détruire notre trajectoire. Il faut s’en méfier. À l’opposé, il y a l’absence de doute absolument indigeste : l’arrogance. Ce que j’ai appris à travers les années est de traiter le doute comme une partie de moi, et de l’accepter. J’accepte de douter de moi, de douter des choses mais j’essaie tout de même de contenir cette peur et d’avancer malgré tout. Apprivoiser le doute est en fait, vivre cette espèce de schizophrénie dans laquelle on sait, on connait les risques et les questionnements en soi, tout en ayant tout de même envie de la dépasser. Apprendre à maitriser le doute pour qu’il ne devienne pas l’ennemi, est une gymnastique très délicate. » Pre. Belkaid marque une pause et reprend, sourire aux lèvres. « En fait, j’aime bien mon doute, je trouve que c’est ce qui me permet d’être humaine, de rester vigilante et humble. Il est pour moi une sorte d’ami, un peu étrange. Malheureusement, souvent les gens essaient de l’effacer comme s’il était une partie faible de soi. Je considère, au contraire, que le doute est la partie forte de soi, et qu’il est très important. C’est ce que j’essaie de transmettre à mes étudiants : le doute est normal. Il faut douter, il faut douter de tout ce que l’on fait, de tout ce que l’on dit. Il faut se remettre en question, mais aussi apprendre à ne pas détruire mais à construire dans le contexte du doute. »
Qu’en est-il de l’adversité, est-elle un fuel ou un facteur bloquant, selon Pre. Belkaid ? « Tout dépend de l’adversité dont on parle. L’adversité qui diminue, l’adversité discriminatoire, peut détruire à petit feu. Mais l’adversité, est très complexe et les gens souffrent de traumatismes divers. » Yasmine évoque la disparition tragique de son père. Ce drame ne lui a-t-il pas donné de l’énergie ? « Je ne sais pas, répond-elle dubitative. Non, je ne pense pas qu’il m’ait donné un quelconque élan car finalement, qu’ils soient vivants ou morts, je représente les valeurs que mes parents m’ont inculquée, celles du respect, de l’humanité, de la connaissance et du savoir, cela est l’essence de mon éducation et je la porte en moi tel un parfum naturel. Mais d’autres évènements de vie génèrent de belles énergies, conclut positivement la chercheuse : avoir des enfants, par exemple, m’a donné une énergie profonde, ce besoin de les protéger, de construire. Tel un puissant antidote, il nourrit et donne un sens merveilleux à l’existence. »
Qu’est-ce qui, finalement, a porté Dre. Belkaid tout au long de son parcours ? Était-ce une envie de ne pas décevoir, de faire plaisir ou juste un besoin d’émancipation dans un domaine qui lui plait ? « À vrai dire, je suis extrêmement passionnée par ce que je fais et mon énergie première est ce désir de comprendre et de grandir à travers cette quête. Le reste est, à mon avis, le panier de fruits que l’on cueille : des reconnaissances, des encouragements, certes, goûteux mais qui ne représente pas le but. Ce qui m’importe personnellement, est de continuer à évoluer. Que chaque jour, chaque moment, chaque aventure, me fasse grandir intellectuellement ou fasse grandir les autres, tel un besoin de mouvement, un besoin de comprendre. On dit que les scientifiques sont des explorateurs, je pense en effet que ce besoin d’avancer est fort en eux. Pour le reste, insiste la chercheuse, si une promotion ou une autre forme de reconnaissance arrive, c’est merveilleux mais là n’a jamais été mon but. La science est ma religion. »
Si nous devions poser l’“équation réussite” quels éléments principaux de cette équation évoquerait Pre. Belkaid ? « À mon avis, le plus grand signe d’une réussite est de constater que des personnes ont pu progresser grâce à nous. Telle est ma définition de la réussite : créer un environnement qui permet aux autres de s’élever, d’avancer et de se développer. En ce qui concerne les valeurs indissociables de cette “équation réussite”, je commencerais par l’honnêteté et l’intégrité. Faire en sorte que ses choix de vie soient alignés avec ses valeurs est primordial. Ensuite, le travail évidemment, intense, mais pour ma part, j’ai la chance de ne jamais avoir considéré que je travaillais, car telle une bougie, la cire de ma passion nourrit la flamme de mes efforts. Et puis, la résilience. Il est important d’avoir cette capacité de se relever dans les moments difficiles. Être un peu têtu, s’accrocher aux branches, se dire qu’on y arrivera. Aussi, il faut saisir les opportunités, absorber les conseils des gens extraordinaires qui nous entourent, les écouter. Sans forcément toujours faire ce qu’ils disent, mais leur prêter une oreille attentive. Écouter les aînés, leurs expériences de vie, en essayant de respecter ce qu’ils disent. Nous apprenons beaucoup de leurs généreux conseils. Enfin, le courage d’oser. Il faut se rendre compte que la vie est merveilleuse si l’on prend des risques. Savoir se positionner légèrement hors de sa zone de confort, cette zone magique où l’on s’élève. »
Vos travaux ont un impact direct, concret et important sur des réalités médicales, quelle est pour vous votre plus belle réussite professionnelle ? Profondément humble, Pre. Belkaid déclare : « Sans doute les travaux conduits avec des étudiants merveilleux, qui ont mené vers les découvertes sur le microbiome. » Passionnée, la chercheuse m’explique : « Nous avons découvert que les microbes qui vivent dans notre organisme sont nécessaires pour notre système immunitaire. Nous avons fait de belles avancées sur les mécanismes d’interactions entre ces microbes, moins hostiles qu’on ne le pensait, et leurs hôtes. J’ai beaucoup aimé ces projets, certes, pour les avancées scientifiques qu’ils ont permis, mais aussi, parce que je les ai menés avec des gens extraordinaires. Ça a été un moment très précieux de ma vie, magique sur plusieurs aspects, un moment des plus chers à mes yeux. Car l’aboutissement est certes important, mais le processus et le chemin le sont d’autant plus. »
Pre. Belkaid tient à préciser : « Les découvertes sont, pour moi, toujours associées à l’humain. Je pense qu’il est important de souligner l’importance de l’interaction humaine dans les découvertes scientifiques car souvent, on ne les attribue qu’à une seule personne. Je trouve cette perspective très réductrice et je ne pense pas qu’elle serve le processus de la science. Car la science est très organique, prend énormément de temps et éclot en équipe. Tel un enfant, elle a besoin de « tout un village » pour s’élever. »
Quels investissements et actions de la part de la diaspora vis-à-vis de nos jeunes sont selon vous prolifiques ? Un sourire rêveur illumine le visage de l’immunologiste. « Je pense que ce que tu fais est parfait. L’investissement dans l’éducation est d’une grande fertilité. » Pre Belkaid confie qu’à ce sujet, une amie et elle-même ont des projets en Algérie : offrir des cours, établir des collaborations, aider les étudiants, donner des opportunités à certains de faire fructifier leurs connaissances, les accueillir dans leurs laboratoires pour des stages… Ensemble, elles nourrissent et maturent ces beaux desseins, qu’elles comptent bien réaliser même si ce n’est pas simple. « Il y a aussi la possibilité de s’engager dans des actions plus ponctuelles : donner des talks, expliquer les trajectoires, défaire l’illusion de l’impossible, démontrer que l’on peut y arriver, éclairer, montrer que le monde est bien plus vaste qu’on ne croit, qu’il regorge d’opportunités, en parler, donner de l’espoir et enfin, changer l’image. »
Y a-t-il une personnalité qui inspire Pre. Belkaid ? La réponse fuse : « Oui, Marie-Curie, personnalité des plus extraordinaires à mes yeux. Elle est d’une humilité, d’une force et d’une générosité … Un personnage impressionnant. Comprendre sa vie, ses valeurs, son parcours, est extrêmement enrichissant scientifiques, révolutionnaires, celle des atomes du radium et du polonium, entre autres, toutes les avancées qu’elles ont permis d’éclore, sa passion et ses combats pour la vie.
Je repense enfin à mon échange fort inspirant avec Pre. Belkaid, mes recherches et lectures à son sujet. Je songe à nouveau à l’histoire de Marie-Curie. Belle et puissante. Jaillit tout à coup, clair, limpide et fougueux, tel l’eau d’un geyser à Yellow Stone, un, au moins un point commun manifeste entre ses deux grandes dames : le rayonnement qui émane de leurs âmes.